Presse et violence: tolérance zéro!

LOUVAINS

La pandémie a bouleversé la société, les médias n’ont pas été épargnés. L’impact sur la liberté de la presse ? Une recrudescence de la violence, virtuelle d’abord, sur les réseaux sociaux ; verbale et physique ensuite, sur le terrain. La conséquence ? « On n’envoie plus de journalistes en solo, cela devient trop dangereux. » Comment en est-on arrivé là ? Rencontre avec Frédéric Gersdorff, directeur adjoint de l’information à la RTBF.

« Ce qui était une exception est devenu le quotidien. » Ce constat résume la situation des journalistes depuis le début de la pandémie. Un crachat, en rue. Du matériel détérioré. Des directs perturbés. Des menaces. Jusqu’à la violence physique. « C’est devenu le lot quotidien des journalistes sur le terrain. À cela s’ajoutent les insultes, et à nouveau les menaces, sur les réseaux sociaux, en particulier à l’égard des femmes », explique Frédéric Gersdorff. « On a vraiment assisté à une explosion des violences, et cela va croissant de semaine en semaine. » La réponse de la RTBF ? La tolérance zéro ! « Si un journaliste est la cible d’insultes ou de menaces, on crée un dossier et on décide, le cas échéant, de poursuivre la personne, si elle est identifiable. » Ces mesures sont complétées par des formations du personnel de la RTBF : « comprendre à quel type de menace on est confronté permet de mieux y faire face. »

Des félicitations, au début

Quant à la violence sur le terrain, « on l’a sentie en augmentation ». Au début de la pandémie, lorsque les journalistes étaient les seuls à sortir, il y a eu beaucoup de félicitations, d’encouragements à poursuivre leur travail sur le terrain. « À l’époque, on connaissait peu de choses sur le virus, il fallait du cran pour sortir, donc c’était bien perçu. » La crise perdurant, la perception du travail de journaliste a évolué : « on se retrouve dans la même situation que le personnel soignant ou les expert·es qui peuvent être victimes de violences ou d’injures. » Résultat, le média public a pris la lourde décision de ne plus envoyer ses journalistes seul·es, sur le terrain, lors de rassemblements : « la question s’est même posée de savoir si, dans certaines circonstances, on continuait d’aller sur le terrain, ou pas. » Le débat a été vite tranché : oui, mais avec prudence. « Fini les reportages en solo. Et dans le cadre d’un direct, on ne place plus le ou la journaliste au coeur d’une foule, pour éviter des diffi cultés éventuelles. »

Perte de confiance du public

Autre impact de la pandémie sur la presse, la crainte grandissante d’une partie du public d’une désinformation généralisée ou d’informations contrôlées. Cette crainte peut expliquer certaines réactions exacerbées. Pourtant, s’étonne le directeur adjoint de l’information, « l’offre d’information n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui, avec cette volonté de clarifi cation, d’analyse critique des décisions prises par les autorités. » Pour Frédéric Gersdorff, « que la presse soit critiquée, c’est sain et normal. Comme le journaliste exerce son droit à la critique, c’est logique qu’il accepte lui-même d’être critiqué. C’est un élément fondamental. » Là où le débat se complique, c’est lorsque la désinformation est plus importante que le nombre d’informations vérifi ées : « il y a un réel danger pour la démocratie et le droit à être informé. » Le risque, à l’avenir, c’est que le travail des journalistes devienne invisible ou inaudible face à la masse de fausses informations qui circulent par ailleurs. Pour contrer cela, la RTBF a choisi de jouer la carte de la transparence, via notamment sa rubrique web, Inside, sur les coulisses de l’info. « Nous dévoilons la manière dont on choisit les sujets et les expert·es, comment on traite les chiffres, les questionnements qui émergent. Il ne s’agit pas de justifi cation mais d’explications. »

Un bond en avant de 10 ans

La pandémie n’a pas eu que des effets négatifs sur le métier de journaliste. Comme partout ailleurs, il a fallu s’adapter, en un temps record. Frédéric Gersdorff le reconnait, en mars 2020, « on a fait, en 1 mois, un bond de 10 ans en termes de méthodes de travail et modernisation des procédures. » Aujourd’hui, 95 % de la rédaction web et réseaux sociaux travaille à distance. Les réunions se sont optimisées. L’atout majeur ? C’est l’agilité nouvelle de la rédaction : désormais, un sujet peut être traité avec un·e journaliste, un·e monteur·euse, depuis deux lieux distincts. « Un exemple concret ? Lors de l’invasion du Capitol, aux États-Unis, nous avons pu réagir très vite, malgré l’heure tardive, et présenter un reportage complet dans notre édition spéciale. Auparavant, ça n’aurait pas été possible, notamment à cause du temps perdu dans les déplacements. »

Redoubler d'obstination

Un bond en avant technologique qui n’a malheureusement pas empêché de nombreuses atteintes à la liberté de la presse. Dans son dernier rapport*, l’UNESCO révèle de nombreuses entraves directement liées au contexte actuel. « Dans beaucoup de pays, la législation d'urgence et les mesures adoptées pour freiner la propagation du virus ont servi d'alibi pour restreindre la liberté d'expression et de la presse. Des journalistes ont également été poursuivis pour avoir révélé les manquements des autorités dans la gestion de la crise sanitaire. » Un constat qui s’applique à la Belgique ? « L’échelle et les proportions ne sont évidemment pas les mêmes », tempère Frédéric Gersdorff. « En Asie, le journaliste se retrouvera en prison s’il essaie d’obtenir certaines informations. En Belgique, nous avons plutôt été confrontés à des diffi cultés accrues pour obtenir certains chiffres ou informations liés à la pandémie. Or, ces informations étaient cruciales parce qu’elles permettaient d’argumenter ou affiner le travail journalistique. Il a donc fallu souvent redoubler d’obstination sur le terrain pour pouvoir réaliser correctement notre métier. »

Un exercice d'équilibre

Quant à l’avenir de la presse, il sera régi par le pouvoir des algorithmes et l’augmentation de la consommation des médias sur les réseaux sociaux. Le challenge, selon Frédéric Gersdorff, sera de « trouver sa place, sans être l’otage des plateformes de diffusion privées. » La solution ? « Investir dans nos propres plateformes. Tout en ne désinvestissant pas les plateformes privées (Facebook, Instagram, TikTok, …) où se trouve une partie du public, les jeunes notamment, que nous devons toucher. C’est clair que nous ne sommes pas totalement maitres de notre avenir… Il y a un équilibre à trouver. »

Isabelle Decoster
Attachée de presse UCLouvain

* https://news.un.org/fr/story/2020/12/1085202

Frédéric GersdorffFrédéric Gersdorff
Directeur adjoint de l’information à la RTBF. Diplômé en information et communication de l’UCLouvain (2000).

 

Article paru dans le Louvain[s] de juin-juillet-août 2021